La question de Jésus est toujours la même. Il la pose avec insistance, avec vigueur, avec la précision du chirurgien. Avec persévérance aussi, sans lassitude, il revient à la charge, il la pose, sa question, à toi, à moi, aux scribes, aux disciples, aux hommes et aux femmes de son temps, aux femmes et aux hommes d’aujourd’hui.
Jésus ne renonce pas à la poser malgré les menaces et ne s’inquiète pas des conséquences que cela peut avoir pour lui. Faut-il qu’on l’aime moins de nous révéler à nous-mêmes ? Faut-il qu’on l’aime moins de nous dire la vérité ? Faut-il qu’on le poursuive, qu’on le mette à mort, qu’on le crucifie ? Tant pis. Il ne renoncera pas à interroger et interroger encore. Là n’est pas son problème.
Son problème est ailleurs. Son enracinement vital, essentiel aussi, est ailleurs. Il n’est pas dans l’approbation ou la considération, ni dans l’amour des autres. Enraciné dans l’amour de Dieu son Père, il ose la question douloureuse.
Non, Jésus ne s’inquiète pas des conséquences pour lui. Il s’inquiète des conséquences que cela peut avoir pour autrui s’il ne la pose pas, sa question.
Jésus pose sa question, la question qui dérange, qui déstabilise, qui irrite. La question qui creuse au plus profond. Il la pose aux petits comme aux grands, aux faibles comme aux puissants, indifféremment.
Jésus pose sa question et n’attend pas de réponse immédiate. Il sait qu’il faut du temps à la question pour être entendue en vérité, pour creuser au cœur, pour faire son chemin.
Il ne la pose pas toujours dans les mêmes termes, de manière stéréotypée, ni toujours de manière frontale. Il faut parfois la deviner dans une parabole, dans une question anodine, dans un geste, dans une critique vive. Mais elle est toujours la même, toujours fondamentale, toujours décapante.
Aujourd’hui, c’est aux scribes, aux pasteurs de son temps, à ces conseillers en vie quotidienne, aujourd’hui, c’est aux scribes qu’il pose sa question. Avec une pointe d’acidité. Avec une mise en garde contre eux. Avec rigueur et sévérité.
C’est que Jésus ne supporte pas l’incohérence de ceux qui se présentent comme des maîtres et vivent en contradiction avec leur enseignement. Il lui faut dénoncer la supercherie.
1) Comment, en effet, peut-on enseigner l’amour de Dieu et prier pour l’apparence ? Comment, dans la prière, ce dialogue avec Dieu, ce face à face amoureux, chercher le regard de Dieu tout en se préoccupant du regard des autres ? Comment honorer Dieu en désirant l’honneur des hommes et des femmes ? La recherche du regard des humains n’annule-t-elle pas l’affirmation de l’importance unique du regard de Dieu ? L’amour de Dieu est-il si mal assuré qu’il faut lui ajouter l’amour des hommes ? Comment dire à Dieu qu’il est pour moi ce qu’il y a de plus précieux et chercher en même temps l’appui dans l’approbation des autres ?
Le problème n’est pas de trouver grâce aux yeux des hommes et des femmes, de chercher à être apprécié d’eux. Jésus ne s’oppose pas à la vie en société et ne condamne pas ce qui est constitutif dans la condition humaine. Je vis de la présence des autres, de leur amitié, de leur regard. Non, le problème est de penser trouver grâce à leurs yeux en faisant mine de chercher l’honneur de Dieu seul. Et de chercher l’honneur des hommes tout en les méprisant puisqu’ils cherchent à s’en distinguer ?
2) Comment, en effet, peut-on enseigner l’amour du prochain et utiliser le regard du prochain pour paraître ? Pour paraître important, incontournable, au-dessus de la mêlée ? Au dessus de celles et ceux dont on cherche l’approbation ou la déférence ?
Que se cache donc derrière les longues prières des scribes, derrière leur cupidité, derrière leurs habits voyants et leur préférence pour les bonnes places ?
Qui se cache derrière cette manière de se promener, de se donner à voir, de se livrer en spectacle ?
La question fondamentale que pose Jésus, celle qui oriente l’être tout entier, celle qui détermine une conduite et une intelligence de la vie, celle qui traduit une conception de Dieu et de son intervention dans le monde, la question fondamentale de Jésus est la suivante : « De qui es-tu le fils ou la fille ? »
Mon ami le scribe qui me ressembles, de qui, en définitive, en dernière analyse, attends-tu et espères-tu l’approbation ? Et si cet amour t’est offert, donné, pourquoi le chercher encore comme s’il n’était pas là ? Pourquoi vouloir l’arracher ou le mériter ? Et pourquoi dans le doute ou l’incertitude le chercher ailleurs, dans ce qui n’apaise pas ta soif ?
Mon ami le scribe qui me ressembles tellement, pour chercher autant l’approbation des autres, pour tenter d’assouvir ou de calmer ta faim et tes angoisses par l’appropriation d’un bien, par l’accumulation de richesses réelles ou symboliques, de qui es-tu orphelin ? De qui ne te crois-tu pas le fils ?
Pour chercher autant l’approbation des autres tout en les méprisant quel vide, quel creux, quel abîme veux-tu masquer ?
Faute d’être certain de l’amour de Dieu, le scribe se rassure dans le regard envieux ou admiratif des autres. Faute d’être certain de l’amour de Dieu, le scribe ne peut qu’envisager de masquer sa propre faiblesse : il ne peut la regarder en face. Faute d’être certain de l’amour de Dieu, il ne peut envisager l’action du Messie que sous l’angle de la violence et de la vengeance. Il sera fils de David. L’homme de violence à qui Dieu interdit de lui construire un temple en raison du sang qu’il a versé.
Faute d’une filiation assurée pour eux-mêmes, les scribes en imaginent une pour le Messie qui les consolera de leur manque et de l’humiliation présente.
La question de Jésus demeure. De qui es-tu le fils ? De qui es-tu la fille ? Elle est essentielle. Parce qu’elle oriente profondément ma théologie, mon approche de la vie, ma compréhension du monde, ma compréhension des autres.
Et le Messie, de qui est-il le fils ? Jésus ne répond pas à la question posée. La réponse, il la donne à voir jusqu’au cœur de l’abandon, dans l’image du crucifié qui au bord du gouffre ne cesse d’en appeler à Dieu.
Laissez votre commentaire