Il n’y a pas de vie possible sans confiance. Les marchés boursiers nous le démontrent par la négative ces jours. Quand la confiance disparaît, les marchés s’agitent, s’affolent puis s’effondrent en une spirale infernale et personne ne semble en mesure de l’arrêter. Personne ne semble en mesure de recréer la confiance.
Car c’est une crise de confiance que nous traversons — avant d’être une crise financière. Une crise qui pose la question de l’espérance, de l’horizon qui se profile et vers lequel nous nous dirigeons.
Une crise qui pose la question du fondement de la vie, autrement dit du dieu que nous servons, de ce qui nous tient lieu de dieu. Il n’y a pas de vie sans dieu, et peu importe le nom ou la forme que nous lui donnons, pas de vie sans une puissance à laquelle nous confions notre vie, ou une partie de celle-ci, pas de vie sans valeurs autour desquelles nous nous construisons, pas de vie sans abri dans lequel nous cherchons refuge.
Mais quel est-il ce dieu ? Mais qui est-il, ce dieu ?
Un détour par le texte biblique de ce matin nous aidera à méditer ces questions essentielles.
Les hommes qui s’approchent de Jésus en cherchant à le piéger, à le mettre en difficulté… — c’est que Jésus, par sa liberté de penser et de vivre, par le rapport à Dieu, libre de tout intermédiaire qu’il propose, ruine les constructions humaines et le pouvoir des autorités en place, et peut-être ruine la confiance du peuple en ses autorités en place —, les hommes qui s’approchent de Jésus en cherchant à le piéger, à le mettre en difficulté sont des sadducéens, les membres d’un parti religieux influent au sein du clergé, des responsables importants du temple à Jérusalem. Ce sont en partie eux qui gèrent le temple et en tirent ainsi des bénéfices certains. Le bazar semé par Jésus renversant les tables des changeurs et des marchands dans le temple a fortement éveiller leur soupçon sur ce Jésus, et leur crainte de voir leur influence baisser…
La question de l’horizon de leur vie, de l’espérance, ils l’ont résolue d’une manière assez radicale. Après la mort, rien. Rationalistes avant l’heure, ils ne croient pas en une vie après la mort. En cela, ils peuvent s’appuyer sur une très longue tradition, celle du premier Testament qui ne fait quasi jamais mention d’une résurrection.
C’est que l’attente d’une résurrection est tardive dans le judaïsme. Elle apparaît au moment où le peuple d’Israël occupé et persécuté s’interroge sur la justice et l’injustice. Un Dieu de justice peut-il abandonner à un même sort le persécuteur et le persécuté, l’innocent et le coupable ? Dieu ne se doit-il pas de dénoncer le mal comme mal en punissant le méchant et de saluer le bien comme bien en restaurant celles et ceux que le mal a défigurés ?
Ainsi, l’idée de résurrection n’a pas germé dans des esprits traumatisés par la peur de la mort. On envisageait alors la poursuite de la vie dans les descendants. L’idée de la résurrection est née de la conviction que Dieu est un Dieu de justice qui ne peut laisser le crime impuni et l’injustice non réparée.
Mais cette idée de résurrection n’est pas partagée par les sadducéens qui ne font vraiment confiance qu’aux cinq premiers livres de la Bible et à leur raison. Or ni leur lecture des cinq premiers livres de la Bible ni leur raison ne s’accordent avec l’idée de résurrection.
Et c’est un exemple grossier qu’ils soumettent à Jésus. Il n’était pas nécessaire de convoquer sept hommes et huit morts, deux auraient suffi pour que se pose la question de savoir à qui cette femme était liée au-delà de la mort.
La réponse de Jésus soulève un double problème : celui de la compréhension de la Bible et celui de la connaissance de Dieu.
Les sadducéens font manifestement une lecture littérale des livres bibliques. Ils s’arrêtent à la lettre et s’imaginent qu’elle décrit la réalité en sa réalité ultime. Nulle poésie dans le texte, nulle lecture au second degré. Et ils pensent la résurrection selon le monde dans lequel ils vivent, comme une continuation de cette vie-ci. Ce que font les pharisiens, leurs adversaires religieux.
Leur erreur est de croire la résurrection impossible parce qu‘ils la pensent ainsi. Leur représentation matérialiste en un sens leur donne raison : il y aurait quelques problèmes à la résurrection si celle-ci est le prolongement de la vie telle qu’ils la connaissent, soumises aux mêmes lois et règles. Ils ne croient d’ailleurs, semble-t-il, pas plus aux anges. Autrement dit, les sadducéens font une confiance absolue à ce qu’ils voient, sans imaginer possible une vie autre.
Renvoyant, non sans une certaine ironie, aux anges, ces êtres invisibles qui disent la présence de Dieu, Jésus n’entend pas discuter de la réalité des anges ni de leur sexe, mais ouvrir l’espace des possibles. Aucune représentation de la résurrection ne lui rend justice. On ne peut jamais que parler mal de ce qui nous dépasse. Nos mots trompent et nous égarent quand on les prend au pied de la lettre.
Le renvoi de Jésus aux anges est là pour dire le mystère de la résurrection qui échappe à la saisie de la raison. Comme les anges ont un lien particulier à Dieu, il en sera de même à la résurrection. Si la résurrection est le prolongement de quelque chose, c’est de cette attitude devant Dieu de service et de disponibilité dont les anges sont l’expression. La résurrection concerne en premier lieu le rapport noué avec Dieu, l’histoire tissée tout au long de la vie avec lui, cette attitude de disponibilité à son regard.
La question de la lecture des textes bibliques pose de manière plus forte encore la question de Dieu et du rapport vécu avec lui. Pour les sadducéens, Dieu semble comme enfermé dans la lettre des textes bibliques qui parlent de lui et de sa part, contraint par eux, limité par eux. Ils ne voient pas les limites mêmes de l’Ecriture — qui ne peut ni ne veut tout dire — et du coup leur Dieu devient le Dieu de la lettre, le Dieu que la lettre tient en son pouvoir. Le Dieu qui ne peut dépasser la lettre.
La confiance en la résurrection de Jésus ne repose pas sur un texte de la Bible qui en rendrait compte, de manière précise et descriptive, mais sur l’être même de Dieu, tel qu’il se donne à connaître quand il entre en relation avec les humains. La confiance de Jésus repose sur la relation qu’il noue avec Dieu et qui déjà lui fait expérimenter sa présence, sa vie, sa force qui force la mort. S’il y a une quelconque continuité entre la vie présente et la vie à venir, elle est à chercher ici, dans le tissage d’une amitié et d’un amour.
Dieu, quand il se présente à Moïse, se dit le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac et le Dieu de Jacob. Non pas le Dieu qui était le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob. Mais le Dieu qui est, maintenant comme autrefois, le Dieu qui s’est lié par sa parole et qui ne ment pas. Ce que Jésus comprend, c’est que l’amitié de Dieu, l’alliance de Dieu, le lien que Dieu noue avec les humains, ne cessent pas avec la mort. Il est le Dieu fidèle au-delà de la mort constatée ici, au-delà de ce que les mots peuvent dire.
Peu importe la représentation que l’on peut se faire de la vie après la vie ici, puisqu’en dernière analyse, c’est Dieu qui s’en porte garant en faisant alliance. Dieu se porte garant du poids de ma vie, de l’importance de ma vie. Dieu, Dieu des vivants, saura me conserver en sa mémoire. La question du comment n’est pas essentielle et que je ne puisse rien en dire n’a pas d’importance. Ce qui importe, c’est de savoir que ma vie n’est pas perdue pour Dieu. Ou pour le dire avec le poète, ce qui m’importe, c’est de savoir qu’au-delà de ma mort un amour m’attend, un amour que j’apprends ici à connaître, au quotidien.
Apprendre, comme Jésus, ici et maintenant à vivre de l’amour de Dieu. À faire confiance à cet amour-là qui jamais ne se dérobe, qui ne fléchit pas, qui ne s’estime pas à la corbeille, qui ne fluctue pas en fonction du marché.
Qu’en sera-t-il de nos vies si la valeur fondamentale qui la soutient est l’amour de Dieu, un amour vécu ?
Qu’en sera-t-il de nos vies, si l’horizon ultime vers lequel elles tendent est l’amour de Dieu ?
Cet amour-là que manifeste le ressuscité — Dieu n’a pas laissé à la mort celui qu’il aime et qui lui faisait confiance — n’est-il pas à même de relativiser nos valeurs contemporaines et les craintes qui s’y rattachent ?
Et si je sais ma vie en Dieu, qu’ai-je à craindre du présent ? Ne m’est-il pas possible d’aimer à mon tour, de me livrer à l’amour puisque je n’ai plus rien à perdre ?
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